A la suite de la publication précédente (lien), quelques bémols à apporter quand même à cette foi dans le remède miracle et massif du digital à tous les problèmes de l’agriculture africaine : vous commencez à connaitre mon mauvais esprit …
Revenons d’abord sur le potentiel colossal des changements en cours liés, entre autre, au fait que l’Afrique disposerait de 60% des terres arables disponibles de la planète, et serait de fait la solution au problème de la sécurité alimentaire mondiale.
Des terres arables africaines pas si vacantes que ça
Cette opinion « s’appuie sur l’idée d’une grande vacance de terres, sur une rhétorique de l’Afrique vide et oisive, bien adaptée pour justifier toutes les convoitises », affirme Pierre Jacquemot (1).
Cette idée de la disponibilité quasi illimitée de terres en Afrique serait partiellement fausse selon lui.
En effet, des terres supposées vacantes en afrique, parce que non officiellement enregistrées dans des cadastres ou immatriculées dans des titres fonciers.
Les faits utilisées par les populations locales pour leur survie : chasse, cueillette, récolte du bois de chauffe, d’une part ; terres de jachères en attente de culture, espaces de pâture, zones réservées à des rites, d’autres part.
« La sous-utilisation observée au plan strictement agronomique ne signifie donc pas la non-utilisation », selon lui.
ET de poursuivre : « Qui a vécu assez longtemps en Afrique sait les usages des terres hérités des droits coutumiers et ancestraux sont souvent méconnus dans les statistiques agricoles nationale.
Mais toujours très vivaces : il s’agit de ces terres en Afrique , propriétés coutumières, qui ne sont pas susceptibles d’être mises en valeur parce qu’elles gardent une fonction symbolique, religieuse ou politique cruciale ».
Pierre Jacquemot en déduit que la surface agricole réellement disponible et non exploitées serait considérablement moindre : 200 à 250 millions d’hectares, et très loin de 700 à 800 millions d’hectares qu’on a coutume d’entendre.
Je ne sais pas si cela coupe une jambe à notre grenouille digitale, mais bon, elle boite bien quand même…
Les énormes appétits de puissances et d’intérêts privés locaux et étrangers
Ensuite, l’achat massif de terres arables par certains pays non Africains et investisseurs privés en Afrique représente un très sérieux motif d’inquiétude, par la menace sur la sécurité alimentaire des populations pauvres.
En tête de liste la Chine, l’Inde, la Corée du Sud et les pays pétroliers du Golfe à la recherche de terres étrangères pour répondre à leurs besoins croissants et préparant intelligemment la production alimentaire pour leurs propres besoins dans les décennies à venir.
Les pays occidentaux ne sont pas en reste, et intéressés, entre autres, par les opportunités de production de biocarburants.
L’Afrique concentre ainsi 42% des achats de terres agricoles réalisés à l’échelle mondiale depuis l’an 2000, selon le rapport « Land Matrix Analytical Report II : International Land Deals for Agriculture » !
Ces achats se rapprochent souvent de la spoliation dont seuls les déjà-très-nantis et les gouvernants de ces pays sortent gagnants, laissant les populations locales avec de moins en moins de terres disponibles.
Enfin, les grandes propriétés agricoles appartiennent souvent aussi à de riches familles locales, intégrant/trustant souvent le secteur secondaire verticalement.
Et crack ! Un second coup de scalpel dans la jambe de la grenouille digitale africaine !
Reconnaître la réalité de la révolution digitale dans l’agriculture en Afrique n’empêche pas de se questionner sur qui en profitera le plus.
Digital et croissance agricole africaine : à tout bien peser, on est quand même du bon côté de la balance
Bon, ne restez pas sur un faux scepticisme auquel le précédent paragraphe pourrait laisser croire. Simplement, il fallait bien que je trouve un truc à dire pour faire mon malin…
Le fait est que je crois résolument que le digital va transfigurer l’agriculture en Afrique, et que les agriculteurs africains gagneront, de toute façon, bien plus que ce qu’ils gagnent dans la configuration technique et technologique actuelle.
Et ce d’autant plus que l’agriculture est, en Afrique, deux à trois fois plus efficace que les autres secteurs pour sortir de la pauvreté.
On comprend alors à quel point l’agriculture africaine peut changer la vie de nombreuses populations, grâce à la « data verte ».
Le cabinet Accenture parle de 48 milliards de dollars de revenus supplémentaires pour les petits agriculteurs, simplement de 2018 à 2020.
Mettez ça en rapport avec le chiffre de 48 milliards de dollars des importations annuelles d’aliment de l’Afrique mentionné précédemment dans la publication précédente (lien ici): le même montant à 2 milliards de dollars près !
Mais, tout ça ne se fera pas au meilleur bénéfice des populations rurales et des africains sans un peu de régulation et un peu d’Etat.
En disant cela, je suis conscient que, par les temps très néo-libéraux qui courent, ce sont là de quasi-insanités que je prononce…
La technologie numérique transforme donc l’ensemble du secteur de l’agriculture africaine de 3 façons.
Premièrement, elle élargit l’accès des agriculteurs aux capitaux et aux ressources.
Deuxièmement, le digital bouscule complètement les chaînes de valeur grâce à des économies d’échelle, permettant aux petits acteurs de mieux d’intégrer dans la chaîne de valeur.
Enfin, le digital permet d’optimiser la gestion des ressources grâce à des outils de précision, contribuant ainsi à stimuler la production alimentaire de manière durable.
Et pour rester dans cet optimisme cartésien, qui fait du bien, je vous recommande à nouveau de lire très vite « Booming Africa », l’excellent essai « d’anticipation » de Bruno Metling, Président d’Orange Middle East & Africa.
Il traite d’une très belle façon les effets du digital sur la mutation de l’Afrique. Plusieurs des exemples d’initiatives digitales disruptives en agriculture, citées précédemment sont empruntées à cet ouvrage.
https://www.eyrolles.com/Entreprise/Livre/booming-africa-9782375090657/
- Pierre Jacquemot : Universitaire et diplomate, il est Président du GRET.
Ancien ambassadeur de France et ancien Directeur du développement au ministère des Affaires étrangères.
Chercheur associé à l’IRIS et maître de conférences à Sciences Po, il est l’auteur de nombreux ouvrages dont le dernier paru est Le dictionnaire du développement durable
Sources :
http://www.rfi.fr/science/20100901-afrique-terre-toutes-convoitises
https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/la-course-aux-terres-agricoles-en-afrique_3073321.html
https://www.lepoint.fr/monde/la-chine-a-la-conquete-des-terres-agricoles-23-02-2018-2197309_24.php
http://blogs.worldbank.org/ic4d/how-can-digital-technology-help-transform-africa-s-food-system
http://www.willagri.com/2017/11/20/mythe-de-labondance-terres-arables-afrique/
https://afrique.latribune.fr/entreprises/agriculture/2017-01-02/tres-cheres-terres.html
http://www.mbadmb.com/2017/12/19/revolution-digitale-service-de-lagriculture-afrique/
Revision of World Population Prospects réalisée par les Nations-Unies.